Le secteur numérique génère 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les datacenters et le hardware sont les principaux contributeurs à ces émissions. Mais toutes ces machines — sans parler des logiciels, sites web, applications et bien plus encore — tournent sur du code écrit par des développeurs. Cela signifie que l'impact de leur travail est loin d'être négligeable. Alors, comment les ingénieurs, et bien toute personne façonnant la technologie aujourd'hui, peuvent-ils réduire cet impact ?
Nous avons déjà décrit les bases d'une approche plus verte de l'informatique, en expliquant comment les centres de données/fournisseurs de cloud, le matériel et les logiciels doivent tous être pris en considération. Dans ce nouveau chapitre, nous verrons précisément comment mesurer leurs impacts respectifs. Car on ne peut pas améliorer ce qu'on ne mesure pas ! Alors, c’est parti…
Les bases : Scopes 1-3
Scopes 1, 2 et 3 expliqués par la maison mère de Scaleway, Groupe iliad
Toute organisation cherchant à mesurer ses émissions de gaz à effet de serre (GES) — et à partir de 2024, le reporting d'impact est obligatoire pour toutes les entreprises européennes de plus de 250 salariés — doit le faire à travers trois domaines différents, appelés “scopes” :
- Scope 1 : Émissions directes provenant de sources telles que les bureaux, les voitures de société, etc.
- Scope 2 : Émissions indirectes liées à l'achat de ressources telles que l'électricité nécessaire au fonctionnement des installations d'une entreprise
- Scope 3 : Les émissions dont une organisation est indirectement responsable, en amont comme en aval. Cela peut inclure les trajets des employés vers le bureau, et même les émissions que les consommateurs génèrent en utilisant les produits de cette entreprise.
Le scope 3 est le périmètre le plus étendu, et donc le plus difficile à mesurer. Naturellement, les différentes étapes de la chaîne de valeur numérique ont des impacts différents sur chaque périmètre. D'un côté, par exemple, les datacenters peuvent avoir un fort impact de scope 2, car leurs émissions de GES liées à la consommation d'énergie peuvent être considérables ; à l'autre extrémité de l'échelle, l'impact du hardware peut aller jusqu'au scope 3.
Un opérateur télécom, par exemple, pourrait être tenu responsable des émissions de GES liées à la fabrication et à l'utilisation des téléphones qu'il vend à ses clients… même s'il n'a pas fabriqué ces appareils lui-même. Les impacts peuvent également être considérables sur le plan géographique : pour rester dans l'exemple du téléphone, l'impact d'Apple s'étend de la Chine, où les iPhones sont fabriqués, à la fois à ses bureaux et à ses consommateurs aux États-Unis et au-delà.
Alors, quels sont les meilleurs moyens de mesurer l'impact sur l'ensemble de la chaîne de valeur numérique ?
Votre fournisseur de cloud est-il véritablement durable ?
Pour se renseigner sur l'impact GES de votre fournisseur de services cloud (CSP), il faut se tourner vers… le CSP lui-même ! Tous les devraient avoir publié un rapport d'impact ou document similaire, qui précise les :
- PUE, ou Power Usage Effectiveness : la quantité d'énergie utilisée par les centres de données d'un CSP, à savoir le rapport entre l'énergie utilisée entrant dans une installation et celle utilisée par son équipement informatique. La moyenne mondiale est de 1,57, mais plus elle se rapproche de 1, mieux c'est. La moyenne de Scaleway est de 1,4 et son minimum est de 1,15. Tous les fournisseurs de services de communication doivent fournir ce chiffre publiquement
- WUE, ou Water Usage Effectiveness : la quantité d'eau utilisée par les datacenters d'un CSP, par rapport à sa consommation d'énergie. Scaleway déclare publiquement le WUE de l'ensemble de ses datacenters français. Cependant, les CSP ne sont pas légalement tenus de déclarer ce chiffre. Donc certains le font, d'autres non. La moyenne de Scaleway, de 0,21, est proche de celle de Meta (0,26). Méfiez-vous des CSP qui ne déclarent pas leur WUE, car cela peut signifier qu'ils utilisent de grandes quantités d'eau pour refroidir leurs centres de données (et donc réduire leur PUE…)
- Mix énergétique : votre fournisseur de cloud utilise-t-il uniquement des énergies renouvelables ? Il le peut, et s'il le fait, il devrait le dire. De même, fait-il attention au moment et à l'endroit où l'électricité est la plus propre possible ? Par exemple, l'électricité en France provient principalement de sources nucléaires et hydroélectriques (source), son empreinte carbone est donc faible par rapport aux États-Unis, où 79 % de l'énergie provient d'énergies fossiles. L'intensité carbone varie également en fonction de l'heure de la journée, de sorte que les CSP devraient idéalement exécuter leurs charges de travail les plus importantes lorsque cette intensité est la plus faible
- CUE, ou Carbon Usage Efficiency, est la quantité de gaz à effet de serre (GES, exprimée en kg de CO2) émise par les activités du datacenter, divisée par la quantité d'énergie consommée par les équipements informatiques d'un datacenter, en kWh. Le CUE de Scaleway est de 0,075 kgCO2e/kWh (basé sur le marché) ou 0,142 (basé sur la localisation). Et à ce propos :
- Les données market-based sont moins précises, car elles sont basées sur les émissions d'électricité provenant de sources que les entreprises ont spécifiquement choisies ;
- Les données location-based, telles que recommandées par le GHG Protocol, standard de l'industrie, sont basées sur l'intensité carbone des réseaux énergétiques locaux des centres de données.
D'autres éléments qui peuvent vous aider à évaluer l’engagement écologique de votre CSP sont son taux de réutilisation de son matériel (serveurs, etc) ; et s'il propose des “factures vertes” ou d'autres calculateurs, qui quantifient l'impact des émissions de GES de votre activité cloud.
On peut notamment se tourner vers des outils spécifiques, comme AWS Suscanner, en ses propres termes "un outil open source qui vous aide à créer une infrastructure plus durable sur AWS" ; le "calculateur carbone" d'OVHCloud ; ou celui d’IBM Cloud, qui s’appuie sur l’IA (et que nous regarderons en plus de détail dans notre 4eme chapitre).
Au-delà des fournisseurs eux-mêmes, un certain nombre d'autres outils existent pour évaluer l'impact planétaire des CSP. Cloud Carbon Footprint est un outil open source gratuit très apprécié. Compatible avec les plus grands CSP et bien d’autres, il prétend fournir "une visibilité et des outils pour mesurer, surveiller et réduire vos émissions de carbone dans le cloud".
Il y a aussi Scaphandre, un autre outil open source, qui mesure la consommation d'énergie de composants matériels spécifiques. Seulement à ses débuts de développement pour le moment, et ne fonctionnant qu'avec RAPL, le protocole d'Intel pour la consommation d'énergie, Scaphandre reste un bon point de départ pour celles et ceux souhaitant creuser le sujet (mesure de la consommation d'énergie des serveurs dans un datacenter, par exemple).
Boavizsta, le collectif français spécialisé dans la mesure de la consommation d'énergie et des émissions de GES d'un large éventail de hardware, vaut également le détour, d’autant qu’il approfondit actuellement son analyse des CSP. Vous pouvez consulter ses données cloud à ce jour ici.
Les conseils de durabilité cloud de la Green Software Foundation (ou "modèles pour le cloud") valent également le détour ; ils vont des plus évidents (choisissez la région cloud la plus proche de vos utilisateurs) aux plus pointus (réduisez les applications Kubernetes lorsque pas utilisées).
Hardware : mesurer le plus grand contributeur du numérique
Comme nous l'avons dit dans le premier chapitre, le matériel représentant environ les trois quarts des émissions de GES du secteur numérique, il est particulièrement important de mesurer au plus près l'impact des appareils. Pour cela, le référentiel de données des fabricants de Boavizsta est un excellent point de départ. Voici, par exemple, le potentiel de réchauffement climatique total des 89 produits Apple répertoriés dans sa base de données :
Ci-dessus: GWP par données d'équipement pour Apple, par Boavizsta. A noter que l'impact varie considérablement selon la région choisie dans l'outil, option hors du champ de notre capture d'écran
Ces données doivent être une première étape cruciale lorsque l'on envisage d'acquérir du matériel neuf ou d'occasion (de préférence d'occasion, bien sûr, car l'impact sur la fabrication est évité dans ce cas).
La Green Software Foundation (GSF) décrit la mesure d'impact de chaque appareil comme son embodied carbon, ou carbone intrinsèque. Il s'agit du CO2 émis par la fabrication et l'utilisation d'un produit (illustré ci-dessous par type de produit).
Si votre appareil contient 1000 kg de carbone intrinsèque et que sa durée de vie prévue est de 2 ans, cela fait 500 kg par an. Si vous prolongez la durée de vie de votre appareil à 3 ans, il représentera 333 kg par an. Il est donc clair que l'utilisation d'appareils plus longtemps est l'un des moyens les plus efficaces de réduire à la fois les émissions de GES et les déchets électroniques.
Au-delà de ces outils de mesure open source, vous pouvez de plus en plus vous tourner vers les fabricants eux-mêmes. De nombreux outils existent — et beaucoup d'entre eux sont répertoriés ici — dont Intel Power Gadget, qui mesure la consommation d'énergie des processeurs Intel Core et plus, sur les Mac et les PC Windows. Sous Linux, vous pouvez essayer Powerstat, qui, comme de nombreux outils similaires, s'appuie sur la bibliothèque RAPL (Running Average Power Limit) susmentionnée d'Intel.
L'impact de 1000 appareils Surface Laptop Studio i7, via l’Estimateur d'émissions Surface de Microsoft
Durabilité des logiciels : pas si difficile à mesurer
SCI, ou Software Carbon Intensity, a été conçu par la GSF comme un moyen de mesurer l'impact des logiciels. Il peut être calculé ainsi :
La SCI peut être résumé comme l'énergie consommée (E) x le carbone émis (I) par kWh (la mesure de la ‘propreté’ du réseau à un moment donné) plus le carbone intrinsèque (M) de tout matériel utilisé, par nombre de requêtes, appareils (R), etc. Ainsi, plus la SCI est basse, moins le logiciel impacte l'environnement.
- E = peut provenir de l'énergie consommée par le processeur (cf. ci-dessus) lors de l'exécution dudit logiciel
- I = le mix carbone du réseau (qui peut être calculé avec des outils comme carbonintensity.org.uk, watttime.org ou electricitymap.org)
- M = le carbone incorporé du matériel, via Boavizsta ou similaire
- R = l’unité fonctionnelle est spécifique à chaque cas/projet, selon le nombre d’utilisateurs, appareils, etc.
Les développeurs peuvent également se tourner vers les conseils d'Intel pour écrire du code plus écologique. Mais ont-ils à changer radicalement leurs habitudes pour autant ? Non, puisqu'au final, le “green coding” est synonyme de “coding efficient” ou “clean coding”, dont les principes n'ont pas changé depuis une vingtaine d'années.
L'efficacité du code peut également être surveillée facilement avec SonarQube. Des mouvements comme la Green Code Initiative ont même mis au point EcoCode, un plugin SonarQube qui promet de vous indiquer "à quel point votre application est verte"… tant qu'elle est écrite en Java, JavaScript, PHP ou Python.
Nous laisserons de côté le débat en cours et toujours non résolu sur la question de savoir si certains langages de code sont plus écologiques que d'autres — plus sur ce sujet ici — mais certains principes restent incontestables.
Par exemple, la complexité cyclomatique, ou le nombre de chemins à travers le code source d'un logiciel, doit être réduite au minimum. Si, par exemple, votre site web a besoin de générer un formulaire différent pour chaque genre, cela augmentera la complexité cyclomatique de son code, et donc sa consommation énergétique.
Ce qu’on appelle en anglais le bloatware est également à proscrire, bien sûr. Si 90% des fonctionnalités de votre logiciel ne sont pas utilisées, elles vont évidemment consommer des ressources inutiles. Il convient également de noter ici comment certains des logiciels les plus populaires au monde ont tendance à devenir de plus en plus gros : Windows 11 (2021), par exemple, occupe 42 fois plus d'espace disque que Windows XP (2001).
A l’instar du hardware, les logiciels devraient également (re)utiliser des éléments (code) existants le plus possible, et rester compatibles avec un maximum d’appareils le plus longtemps possible, afin d’éviter l’obsolescence des hardware sur lesquels ils tournent.
Enfin, les logiciels ne devraient processer uniquement les quantités et qualités de data dont ils ont besoin pour fonctionner. Ni plus, ni moins ! Les formats de données peuvent beaucoup changer dans ce domaine: les datasets JSON ou YAML prennent beaucoup moins de place que ceux en XML, par exemple.
N’hésitez pas sinon à découvrir plus de principes de green coding dans ce document fort utile !
Sites web : les clés de l'écoconception
Tout comme les logiciels, le poids des sites web est monté en flèche ces dernières années. Rien qu’en dix ans, le poids moyen d’un site web a augmenté de 191 % en dix ans. D’où une consommation énergétique accrue, et non nécessaire.
Heureusement, il existe des moyens pour y remédier. Comme l'indique EcoIndex, un outil gratuit de mesure de l'efficacité énergétique des sites web développé par l'association française Green IT, l'efficacité énergétique d'un site peut être mesurée selon trois critères principaux :
- Poids de la page : principalement influencé par la taille des éléments plus volumineux comme les images ou les vidéos
- Complexité : essentiellement, le nombre d'éléments DOM (Document Object Model)
- Requêtes : le nombre de requêtes HTTP faites par la page.
Ci-dessous: le score EcoIndex de scaleway.com. Oui, on peut faire mieux!
Pour aller plus loin que cet outil gratuit, on peut demander une analyse payante à une entreprise comme Orange Business, dont l’outil EcoPerf ajoute 29 critères supplémentaires aux trois d’EcoIndex, pour une analyse plus complète, qui comprend également une évaluation “ecodesign”. Ces 32 critères sont inspirés par le RGESN, ou Référentiel général d'écoconception de services numériques, un ensemble de guidelines pour l’eco-design des sites web. Ces standards très exigeants devraient devenir prochainement un standard européen, et sont déjà émis comme conditions siné qua non par de nombreux commanditaires de sites web, notamment du service public.
Par contre, ni EcoIndex ni EcoPerf ne regardent où et comment votre site web est hébergé, or il s’agit d’un autre facteur clé de son impact. Pour cela, le site de The Green Web Foundation pourra vous indiquer si votre site est “hébergé vert”, c'est-à-dire par un fournisseur de cloud faisant des efforts pour réduire son impact environnemental.
Une fois que vous avez décidé de créer un site eco-design, la GSF fournit des modèles pour anticiper les principes clés — comme l'optimisation des tailles d'image et de DOM — puis des outils comme Globemallow vous donnent des analyses en temps réel de chacune des pages de votre site Web, au fur et à mesure que vous les créez.
Mais pourquoi se donner autant de peine ? D’après Aymeric Belveze d’Orange Business Services, eco-design-er ses sites web permet de :
- Avoir un impact carbone réduit de 30 à 60 %, aidant votre entreprise à réduire ses émissions de scope 3
- Consommez moins d'énergie, donc réduire sa facture cloud (Dalkia, par exemple, est passé de 7 serveurs à 2 pour l'hébergement de son site web, simplement en appliquant des principes de conception verte, explique Belveze)
- Avoir un meilleur référencement, car ils se chargent plus rapidement (un critère clé du « Core Web Vitals » de Google)
- Sont plus simples, donc plus faciles et moins coûteux à entretenir
- Anticiper la réglementation européenne, qui pourrait à terme imposer des principes d'éco-conception à toutes les entreprises.
Développeurs web, vous savez ce qu’il vous reste à faire!
Ce blogpost est extrait du white paper de Scaleway, "Comment les ingénieurs peuvent-ils rendre l'informatique plus durable ?", que vous pouvez télécharger gratuitement ici!