Nous avons accueilli chez Scaleway cette semaine quatre experts en green IT - experts mondiaux, la France étant à la pointe en la matière ! - pour établir comment avancer au mieux sur ce sujet essentiel. Essentiel, parce que le numérique représente 4 % des émissions au niveau mondial (2.5% en France), et d'après l’ADEME et l'ARCEP, sans actions correctives d'ici 2050, cette part va tripler.
D’où notre invitation de (de gauche à droit ci-dessous) Thomas De Latour, Ingénieur numérique responsable de l’ADEME, l’Agence nationale de la transition énergétique ; Lise Breteau, Avocate Environnement & Tech, GreenIT.fr, l’association qui a littéralement défini le green IT avec son premier référentiel, sorti en 2012 ; Killian Vermersch, CEO et Cofondateur de Golem.ai, experts en IA frugale, puisque leurs solutions à base d’IA symbolique émettent 1000 fois moins que GPT-3 ; et Bastien Wirtz, DevOps Engineer chez Scaleway, qui mène des recherches sur l’éco-conception, et notamment sur les sites web statiques.
Tout comme notre white paper et notre webinar sur le sujet, le panel est parti du postulat qu'il ne peut avoir de stratégie green IT sans agir sur les trois piliers que sont les data centers, le hardware et le software. Donc l'approche holistique est clé.
Mais pourquoi le green IT est-il un sujet aussi clé en ce moment? Un tour des sujets réglementaires s’imposait pour commencer.
Réglementation : Deadline 01.01.25
En France comme en Europe, le 1er janvier 2025 verra l’application de deux nouvelles lois primordiales pour le green IT. D’abord, la loi REEN, qui vise à réduire l'empreinte environnementale du numérique - et qui est la première loi mondiale de ce type - obligera dès début 2025 toutes les collectivités françaises de plus de 50 000 habitants à formaliser leur stratégie numérique responsable.
Ensuite, même échéance pour la CSRD, directive européenne qui obligera toute entreprise de plus de 250 salariés à faire un reporting détaillé non-financier, y compris de ses émissions de scope 3, les plus difficiles à mesurer.
“C'est donc un sujet qui va prendre de l'ampleur aussi du fait de la mise en conformité un de tous de tous ces sujets,” a expliqué Breteau. “De plus, il y aura des obligations à la charge des fabricants et distributeurs d'équipements électroniques, ou l'éco-conception de services numériques. Ce sont des sujets qui viennent de plus en plus sur la table du législateur.”
Pour De Latour, cette évolution se constate au sein de l’ADEME: “Il y a encore moins d'un an, on n’avait qu’une personne sur le sujet de la sobriété numérique. Aujourd’hui, on est douze. C'est notre travail de donner des outils aussi bien au secteur public qu' au secteur privé pour mesurer notre impact et répondre correctement aux législations et normes qui existent, et qui vont encore se simplifier.”
Côté secteur privé, Golem.ai sent également le vent tourner. “Il y a cinq ans, dans les appels d'offres, le critère [“durabilité”] était là. Maintenant, et de plus en plus en ce moment, c'est devenu un critère éliminatoire,” a affirmé Vermersch.
D’après Wirtz de Scaleway, les choses commencent à changer du côté des développeurs également. “Pas mal de développeurs ont une approche qui est compatible avec l’éco-conception. Quand on regarde le référentiel d’éco-conception sur la partie sites web, c'est vraiment juste faire les choses bien. On peut analyser ce que chaque fonction dans un code va consommer en CPU,” avec des outils comme SonarQube, qui permet de tester l'efficacité de son code, et dont le plugin green IT, ecoCode, permet d'aller encore plus loin dans l’analyse énergétique.
Ceci dit, les indices de mesure à tous les niveaux restent justement un des principaux écueils à résoudre. “Est ce qu'on a tous les mêmes grilles d'analyse et qu'est ce qu'on mesure? C'est un sujet absolument essentiel,” a affirmé Breteau. GreenIT.fr préconise la méthode PEF, ou Product Environmental Footprint. Cette grille, développée par la Commission européenne, propose seize critères de mesure pour l’impact numérique, “y compris l'eau, y compris l'épuisement des ressources”, a-t-elle précisé. “L’impact, ce n'est pas juste du CO2. 50 % de l'empreinte du numérique est liée à l'extraction de ressources non renouvelables.”
Si les data centers sont un contributeur important à l’impact du numérique - ils représentent 1% au niveau mondial des 4% d’émissions mentionnées ci-dessus - les clients du cloud ont tout à fait le pouvoir de limiter cet impact (à condition de choisir un fournisseur responsable comme Scaleway, bien sûr !) Et pour ceux qui y parviennent, les bénéfices peuvent être aussi bien économiques qu’écologiques. C’est le cas de Golem.ai.
Premièrement, comme l’a expliqué Vermersch, en utilisant soi-même des technologies frugales. Comme Golem.ai utilise principalement de l’IA symbolique, bien moins gourmand en ressources que l’IA générative, “par mois, on paye notre facture cloud à peu près 10 000 €. Ce qui est proche du ridicule. Souvent, une start up d'IA qui doit montrer ses modèles va être à 50 000 € dans ses débuts, et va vite monter.”
Ensuite, comme nous l’avons expliqué par ailleurs, Golem.ai a réussi à diviser par deux le nombre de machines cloud nécessaires pour traiter des millions d’emails par mois grâce à l’auto-scaling de son infrastructure Kubernetes, essentiellement en éteignant les clusters non-nécessaires. “On a divisé par deux nos coûts, alors qu'on a triplé de volume d’activité en même temps. Donc en dehors des optimisations logicielles, on a divisé par cinq ou six à peu près notre consommation de ressources,” a expliqué Vermersch.
Sans oublier l’autre avantage du cloud public en termes de durabilité : la mutualisation des ressources va faire que Golem.ai pourra accéder rapidement à de nouveaux clusters, ou serveurs, en cas de pics de charge, parce que l’entreprise utilise le même hardware que deux à dix autres entreprises... et donc son utilisation d’auto-scaling va libérer des ressources pour d’autres clients de Scaleway.
Hardware : Réparabilité & slow tech
Le hardware représentant la majorité de l’impact du numérique, prolonger la durée de vie des appareils reste l’un des moyens les plus efficaces pour réduire les émissions. C’est pour cette raison que l’ADEME a développé l’index de réparabilité, une autre innovation française, qui permet aux consommateurs de mieux choisir avant d’acheter. L’index indique clairement “ce que le concepteur du produit à prévu pour que vous puissiez le garder le plus longtemps possible” a dit De Latour. “Même si c'est quelque chose qu'on a mis en place à l'échelle nationale, les gros constructeurs ont commencé à repenser leur conception [au niveau mondial]. C'est incitatif pour l'éco-conception.”
C’est pour ces raisons que GreenIT.fr prône la slow tech, ou low tech ; le principe de “faire tourner des services sur du matériel ancien,” a expliqué Breteau. “Le domaine qui va avoir la plus lourde facture environnementale, ce sont les terminaux. Donc c'est important d'avoir des services numériques qui soient accessibles. On ne devrait pas nécessairement avoir besoin du téléphone dernier cri pour accéder au site de la SNCF ou d'une banque.”
“On peut faire des prévisions météo ultra fines précises et pointues, notamment grâce à des supercalculateurs”, a-t-elle poursuivi. “Et ça peut être très intéressant, par exemple pour les agriculteurs. Pourquoi ne pas diffuser ces infos via de simples textos sur des vieux [Nokia] 3310 ? C’est précisément ce qu’a fait le projet Weatherforce, par exemple. Allier des capacités high tech puissantes avec des techniques standards très basiques permet d’éviter le renouvellement des terminaux, et donc les déchets.”
Alors, développeurs : prêts à imaginer votre prochaine app d’infos livrées par SMS ?
Software : Sites web & éco-conception
Les data centers et le hardware représentent donc la majorité des émissions numériques. Mais toutes ces machines tournent sur du code, qu’on ne pense pas toujours à optimiser en termes de consommation énergétique. Or, il le faudrait. Les sites web aujourd'hui, par exemple, pèsent 200 % plus lourd qu'il y a dix ans. Pourquoi ? Et en quoi l’éco-conception est-elle une solution ?
“Les concepteurs de DOOM ont construit ces jeux sur des machines qui n'avaient aucune capacité. C'est un exploit. Aujourd'hui, on n’a plus besoin de ces compétences-là”, a affirmé Wirtz. C’est donc aux développeurs d’essayer de minimiser la consommation énergétique de leur travail, par exemple en évitant d’utiliser des images trop lourdes sur leurs sites web.
Ces principes de base de l’éco-conception trouvent leur apogée dans les sites web statiques, un alternatif aux solutions comme Wordpress, que Wirtz a exploré dans notre white paper, et ici.
“Si on prend le métaphore d’un musée, WordPress va vous peindre la Joconde à chaque fois que vous venez. Alors qu’un site statique va peindre le tableau une fois, puis après, on continuera de consulter [le même tableau]. Même si les données changent, le tableau sera refait à la demande, non pas en temps réel à chaque fois.” Ce qui réduit les quantités de données nécessaires à chaque consultation d’un site web, et donc sa consommation énergétique.
“Ceci dit, un site statique, c'est juste un outil, il ne résout rien” [seul], a précisé Wirtz. Scaleway.com, par exemple, est conçu avec un générateur de site statique, mais son score sur EcoIndex [l’outil de GreenIT.fr qui mesure l’impact des sites web] est relativement bas, notamment car il contient “cinq vidéos qui font plus de 6Mo”, d’après Wirtz. “Donc notre site est quasiment parfait sans ces vidéos. Ce n'est vraiment pas une critique de la team ! On a beau avoir des fondations très légères, il faut aussi construire légèrement dessus, dans l'idéal.”
IA frugale : Rêve, ou réalité ?
Cela fait un peu plus d’un an que tout le monde parle d’IA générative, a tel point que son potentiel impact sur la planète peut être occulté. L’ADEME fait partie des organismes qui regardent aujourd’hui comment limiter cet impact, avec l’objectif d’imposer une “IA frugale”, notamment dans le secteur public.
“Aujourd’hui, l'IA s'impose,” a affirmé De Latour. “Il faut essayer de la rendre frugale. On a parfois l'impression d'utiliser une bouilloire pour mettre de l'eau à 30 degrés. Ce n'est pas du tout adapté aux besoins. Il faut penser à l'accessibilité également. Qu'est ce qui peut me donner accès à l'IA et, on l'espère, de l'IA frugale à tous ?”
Cela peut notamment passer par une approche slow tech, a souligné Vermersch, avec l’exemple de “llama.cpp, une application open source qui a réussi à traduire le modèle Llama de Meta en C/C++, ce qui veut dire qu’il peut tourner sur des machines moins récentes (ex. un Mac de deux à trois ans). Ça va très loin. Aujourd'hui, il y a de plus en plus d'alternatives open source.”
Comme le montre l’exemple de Mistral AI à ai-PULSE en novembre dernier, les ingénieurs de l'IA ont tout intérêt à rendre leurs modèles les plus petits, et donc les moins énergivores, que possible. De plus, il existe près de 500 000 modèles différents sur Hugging Face ; on peut espérer que la majorité ne soit pas monstrueusement consommateur de ressources…
“La vraie question, c'est comment est-ce qu'on forme les acheteurs à faire les bons choix?” a demandé Vermersch. “On peut aussi utiliser une IA qui va coûter une fraction du prix (de ChatGPT), qui va aussi structurer l'info, et qui marche. On sait faire ça depuis longtemps. 90 % de ce qui est fait avec [les modèles GPT d’OpenIA] a une valeur limitée. Il y a beaucoup de gens qui s'en servent pour s'amuser et pour faire un petit cas personnel. C'est très bien ; mais sur tout ce qui est automatisation de flux, extraction d'information, traitement de documents, etc [l’IA symbolique suffit largement].
Ce qui nous fait revenir à la question de base du numérique responsable : ai-je vraiment besoin de cette dernière innovation ? Puisque les GPUs pour l’IA peuvent consommer entre 3 et 5 fois plus d’énergie que des CPUs équivalents, ne devrions-nous pas réserver cette puissance de feu pour les applications les plus utiles ? Or, fin 2023, l’un des modèles les plus populaires sur le GPT Store était un plugin pour ChatGPT qui permet de bien plier son linge (source, et l’app en question).
En effet, “former les acheteurs pour faire les bons choix” sera l’enjeu clé du green IT dans un avenir plus ou moins proche. A suivre !